Aimé Césaire
Introduction:
Aimé Césaire (1913-2008) arrive en 1931 de la Martinique, comme boursier, dans la classe d’hypokhâgne du lycée Louis-le-Grand à Paris. C’est là qu’il rencontre Léopold Sédar Senghor, avec lequel il fonde en 1934 le journal L’Étudiant noir, l’organe dans lequel apparaît le concept de « Négritude ».
La Négritude est conçue par ses promoteurs comme une arme contre le colonialisme. Il s’agit pour eux de promouvoir une culture d’origine africaine mais dépassant le seul continent noir, une culture confrontée de la part des colonisateurs soit à une politique de dévalorisation, soit à une politique d’assimilation, une culture en tout cas niée. La lutte pour la Négritude est donc une lutte culturelle avant que d’être politique, et le parcours d’Aimé Césaire le montre bien.
En 1947, il crée la revue Présence africaine et publie, en 1948, une Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache que Sartre préfacera, donnant ainsi un nouvel élan au concept culturel de Négritude.
Mais, revenu en Martinique depuis 1939, Aimé Césaire est élu en 1945, avec le soutien des communistes, maire de Fort-de-France — il le restera jusqu’en 2001. Il est élu député à la même époque et le restera jusqu’en 1993, comme non- inscrit de 1958 à 1978 (il s’éloigne du Parti communiste en 1956), puis comme socialiste de 1978 à 1993. Or, partisan de la départementalisation de la Martinique, le jeune parlementaire s’oppose aux à ceux qui souhaitent son indépendance. Pour autant, Césaire crée ensuite le Parti progressiste martiniquais, qui revendique cette fois l’autonomie d’une île… dont il préside pourtant le Conseil régional de 1983 à 1986.
Volonté de trouver des solutions d’apaisement ? Pragmatisme ? En tout cas, les revendications politiques exprimées par Aimé Césaire ont pu sembler à certains en deçà de ce que pouvaient laisser attendre ses écrits. C’est que sa révolte reste essentiellement culturelle, mais avec une acceptation large de la notion de culture et l’idée d’un enracinement nécessaire de l’homme dans sa culture, comme le montre bien ce discours prononcé lors de la première Conférence des peuples noirs de la diaspora à Miami.
Dicours de Aimé Césaire:
la negritude:
Mes chers amis. Mesdames, Messieurs,
Vous avez décidé d’inclure dans les travaux de votre congrès ce que vous appelez un hommage à Aimé Césaire.
Je ne saurais vous dire combien je me sens confus et, en même temps, combien je vous suis reconnaissant de cet honneur.
Je remercie les différents orateurs qui sont intervenus pour toutes les appréciations bienveillantes et amicales qu’ils ont bien voulu porter sur mon travail d’écrivain et, en même temps, d’homme politique. Mais, finalement, si j’accepte, et avec reconnaissance, cet hommage, c’est surtout parce que j’ai pensé que cet hommage me dépassait, et qu’à travers moi, ceux qui étaient honorés, c’étaient des amis divers, des compagnons de lutte, un pays caribéen aussi, plus encore, peut-être, toute une école de pensée militante, toute une école d’écrivains, de poètes, d’essayistes qui, pendant plus de quarante ans, ont pris pour thème de leur réflexion comme pour thème de leurs travaux, j’oserais même dire pour thème de leur obsession une réflexion sur le sort de l’homme noir dans le monde moderne, ce que prouve abondamment la présence parmi nous de brillants écrivains et, par ailleurs, afro-américains.
Pour en venir au thème même de cette conférence, je ne blesserai personne en vous disant que j’avoue ne pas aimer tous les jours le mot Négritude même si c’est moi, avec la complicité de quelques autres, qui ai contribué à l’inventer et à le lancer. Mais j’ai beau ne pas l’idolâtrer, en vous voyant tous ici réunis et venus de pays si divers, je me confirme qu’il correspond à une évidente réalité et, en tout cas, à un besoin qu’il faut croire profond.
Quelle est-elle, cette réalité ?
Une réalité ethnique, me dira-t-on.
Bien sûr, puisqu’aussi bien, le mot ethnicity a été prononcé à propos de ce congrès. Mais il ne faut pas que le mot nous égare. En fait, la Négritude n’est pas essentiellement de l’ordre du biologique. De toute évidence, par- delà le biologique immédiat, elle fait référence à quelque chose de plus profond, très exactement à une somme d’expériences vécues qui ont fini par définir et caractériser une des formes de l’humaine destinée telle que l’histoire l’a faite : c’est une des formes historiques de la condition faite à l’homme.
En effet, il suffit de s’interroger sur le commun dénominateur qui réunit, ici à Miami, les participants à ce congrès pour s’apercevoir que ce qu’ils ont en commun, c’est non pas forcément une couleur de peau, mais le fait qu’ils se rattachent d’une manière ou d’une autre à des
groupes humains qui ont subi les pires violences de l’histoire, des groupes qui ont souffert et souvent souffrent encore d’être marginalisés et opprimés.
Je me souviens encore de mon ahurissement lorsque, pour la première fois au Québec, j’ai vu à une vitrine de librairie un livre dont le titre m’a paru sur le coup ahurissant. Le titre, c’était : Nous autres nègres blancs d’Amérique. Bien entendu, j’ai souri de l’exagération, mais je me suis dit : « Eh bien, cet auteur, même s’il exagère, a du moins compris la Négritude. »
Oui, nous constituons bien une communauté, mais une communauté d’un type bien particulier, reconnaissable à ceci qu’elle est, qu’elle a été, en tout cas quelle s’est constituée en communauté : d’abord, une communauté d’oppression subie, une communauté d’exclusion
imposée, une communauté de discrimination profonde.
Bien entendu, et c’est à son honneur, en communauté aussi de résistance continue, de lutte opiniâtre pour la liberté et d’indomptable espérance. À vrai dire, c’est tout cela qu’à nos yeux de jeunes étudiants (à l’époque Léopold Senghor, Léon Damas, moi-même, plus tard,
Alioune Diop, et nos compagnons de Présence africaine) ; c’est tout cela que recouvrait et que recouvre aux yeux des survivants du groupe le mot tantôt décrié, tantôt galvaudé, de toute manière un mot d’un emploi et d’un maniement difficiles : le mot Négritude.
La Négritude, à mes yeux, n’est pas une philosophie.
La Négritude n’est pas une métaphysique.
La Négritude n’est pas une prétentieuse conception de l’univers.
C’est une manière de vivre l’histoire dans l’histoire
– l’histoire d’une communauté dont l’expérience apparaît, à vrai dire, singulière avec ses déportations de populations, ses transferts d’hommes d’un continent à l’autre, les souvenirs de croyances lointaines, ses débris de cultures assassinées.
Comment ne pas croire que tout cela qui a sa cohérence constitue un patrimoine ?
En faut-il davantage pour fonder une identité ?
Les chromosomes m’importent peu. Mais je crois aux archétypes.
Je crois à la valeur de tout ce qui est enfoui dans la mémoire collective de nos peuples et même dans l’inconscient collectif.
Je ne crois pas que l’on arrive au monde le cerveau vide comme on y arrive les mains vides.
Je crois à la vertu plasmatrice des expériences séculaires accumulées et du vécu véhiculé par les cultures.
Singulièrement, et soit dit en passant, je n’ai jamais pu me faire à l’idée que des milliers d’hommes africains que la traite négrière transporta jadis aux Amériques ont pu n’avoir eu d’importance que celle que pouvait mesurer leur seule force animale — une force animale analogue et pas forcément supérieure à celle du cheval ou du bœuf – et qu’ils n’ont pas fécondé d’un certain nombre de valeurs essentielles les civilisations naissantes dont ces sociétés nouvelles étaient en puissance les porteuses.
C’est dire que la Négritude au premier degré peut se définir d’abord comme prise de conscience de la différence, comme mémoire, comme fidélité et comme solidarité.
Mais la Négritude n’est pas seulement passive.
Elle n’est pas de l’ordre du pâtir et du subir.
Ce n’est ni un pathétisme ni un dolorisme.
La Négritude résulte d’une attitude active et offensive de l’esprit.
Elle est sursaut, et sursaut de dignité.
Elle est refus, je veux dire refus de l’oppression.
Elle est combat, c’est-à-dire combat contre l’inégalité.
Elle est aussi révolte. Mais alors, me direz-vous, révolte contre quoi ? Je n’oublie pas que je suis ici dans un congrès culturel, que c’est ici à Miami que je choisis de le dire. Je crois que l’on peut dire, d’une manière générale, qu’historiquement, la Négritude a été une forme de révolte d’abord contre le système mondial de la culture tel qu’il s’était constitué pendant les derniers siècles et qui se caractérise par un certain nombre de préjugés, de présupposés qui aboutissent à une très stricte hiérarchie. Autrement dit, la Négritude a été une révolte contre ce que j’appellerai le réductionnisme européen.
Je veux parler de ce système de pensée ou plutôt de l’instinctive tendance d’une civilisation éminente et prestigieuse à abuser de son prestige même pour faire le vide autour d’elle en ramenant abusivement la notion d’universel, chère à Léopold Sédar Senghor, à ses propres dimensions, autrement dit, à penser l’universel à partir de ses seuls postulats et à travers ses catégories propres. On voit et on n’a que trop vu les conséquences que cela entraîne : couper l’homme de lui-même, couper l’homme de ses racines, couper l’homme de l’univers, couper l’homme de l’humain, et l’isoler en définitive, dans un orgueil suicidaire sinon dans une forme rationnelle et scientifique de la barbarie.
Mais, me direz-vous, une révolte qui n’est que révolte ne constitue pas autre chose qu’une impasse historique. Si la Négritude n’a pas été une impasse, c’est qu’elle menait autre part. Où nous menait-elle ? Elle nous menait à nous-mêmes. Et de fait, c’était, après une longue frustration, c’était la saisie par nous-mêmes de notre passé et, à travers la poésie, à travers l’imaginaire, à travers le roman, a travers les œuvres d’art, la fulguration intermittente de notre possible devenir.
Tremblement des concepts, séisme culturel, toutes les métaphores de isolement sont ici possibles. Mais l’essentiel est qu avec elle était commencée une entreprise de réhabilitation de nos valeurs par nous-mêmes, d approfondissement de notre passé par nous-mêmes, du ré-enracinement de nous-mêmes dans une histoire, dans une géographie et dans une culture, le tout se traduisant non pas par un passéisme archaïsant, mais par une réactivation du passé en vue de son propre dépassement.
Littérature, dira-t-on ?
Spéculation intellectuelle ?
Sans aucun doute. Mais ni la littérature ni la spéculation intellectuelle ne sont innocentes ou inoffensives.
Et de fait, quand je pense aux indépendances africaines des années 1960, quand je pense à cet élan de foi et d espérance qui a soulevé, à l’époque, tout un continent, c est vrai, je pense à la Négritude, car je pense que la Négritude a joué son rôle, et un rôle peut-être capital, puisque cela a été un rôle de ferment ou de catalyseur.
Que cette reconquête de l’Afrique elle-même n’ait pas été facile, que 1 exercice de cette indépendance nouvelle a comporté bien des avatars et, parfois, des désillusions, il faudrait une ignorance coupable de l’histoire de l’humanité, de 1 histoire de 1 émergence des nations en Europe même, en plein XIX siècle, en Europe et ailleurs, pour ne pas comprendre que 1 Afrique, elle aussi, devait inévitable¬ment payer son tribut au moment de la grande mutation.
Mais là n est pas l’essentiel. L’essentiel est que l’Afrique a tourné la page du colonialisme et qu’en la tournant, elle a contribué à inaugurer une ère nouvelle pour l’humanité tout entière.
Quant au phénomène américain, il n’est ni moins extra-ordinaire ni moins significatif, même si ici c’est de colonialisme intérieur qu’il s’agit et de révolution silencieuse (la révolution silencieuse, c’est la meilleure forme de révolution). En effet quand je vois les formidables progrès accomplis dans la dernière période par nos frères afro-américains, quand je vois le nombre de grandes villes administrées aux États-Unis par des maires qui sont des Noirs ; quand je vois partout dans les écoles, dans les universités, le nombre toujours croissant de jeunes noirs et d’hommes noirs ; quand je vois cette formidable avancée— pour employer le mot américain : advencement of coloured people —, je ne peux pas ne pas penser à l’action menée dans ce pays par Martin Luther King Jr., votre héros national, auquel, à juste titre, la nation américaine a consacré un jour de commémoration.
Mais dans ce congrès culturel, j’ajoute que je pense aussi à d’autres, en particulier, à cette pléiade, déjà lointaine, d’écrivains, d’essayistes, de romanciers, de poètes — qui nous ont influencés Senghor et moi – qui, au lendemain de la Première Guerre mondiale, ont constitué ce que l’on a appelé la renaissance noire : la Black Renaissance. Des hommes comme Langston Hughes, Claude McKay, Countee Cullen, Sterling Brown, auxquels sont venus s’ajouter des hommes comme Richard Wright, et j’en passe… Car qu’on le sache, ou plutôt, qu’on se le rappelle, c’est ici aux États-Unis, parmi vous, qu’est née la Négritude. La première Négritude, cela a été la Négritude américaine. Nous avons envers ces hommes une dette de reconnaissance qu’il faut rappeler et qu’il faut proclamer.
Que conclure de tout cela, sinon qu’à tout grand réa-justement politique, qu’à tout rééquilibrage d’une société, qu’à tout renouvellement des mœurs, il y a toujours un préalable qui est le préalable culturel ?
Mais, me dira-t-on, que devient dans tout cela la fameuse notion d’ethnicity que vous avez mise en bonne place dans l’exposé des motifs de ce congrès et sur laquelle vous nous appelez à méditer ?
Je dirais, pour ma part, que je la remplacerais volontiers par un autre mot qui lui est à peu près synonyme, mais dépouillé des connotations forcément désagréables parce qu’équivoques que le mot ethnicity entretient.
Je dirais donc non pas ethnicity mais identity (identité), qui désigne bien ce qu’il désigne : ce qui est fondamental, ce sur quoi tout le reste s’édifie et peut s’édifier : le noyau dur et irréductible ; ce qui donne à un homme, à une culture, à une civilisation sa tournure propre, son style et son irréductible singularité.
Eh bien, nous y voilà ramenés. En effet, et puisque j’ai parlé d’un préalable culturel, indispensable à tout réveil politique et social, je dirai que ce préalable culturel lui- même, cette explosion culturelle génératrice du reste a, elle- même, un commencement ; elle a son propre préalable qui n’est pas autre chose que l’explosion d’une identité longtemps contrariée, parfois niée, et finalement libérée et qui, se libérant, s’affirme en vue d’une reconnaissance.
C’est tout cela qu’a été la Négritude : recherche de notre identité, affirmation de notre droit à la différence, sommation faite à tous d’une reconnaissance de ce droit et du respect de notre personnalité communautaire.
Je sais bien que cette notion d’identité est aujourd’hui contestée ou combattue par certains qui feignent de voir dans notre hantise identitaire une sorte de complaisance à soi-même annihilante et paralysante.
Pour ma part, je n’en crois rien.
Je pense à une identité non pas archaïsante dévoreuse de soi-même, mais dévorante du monde, c’est-à-dire faisant main basse sur tout le présent pour mieux réévaluer le passé et, plus encore, pour préparer le futur. Car enfin, comment mesurer le chemin parcouru si on ne sait ni d’où l’on vient ni où l’on veut aller ? Qu’on y pense. Nous avons bataillé durement, Senghor et moi, contre la déculturation et contre l’acculturation. Eh bien, je dis que tourner le dos à l’identité, c’est nous y ramener et c’est se livrer sans défense à un mot qui a encore sa valeur ; c’est se livrer à l’aliénation.
On peut renoncer au patrimoine.
On peut renoncer à l’héritage, certes. Mais a-t-on le droit de renoncer à la lutte ?
Je vois que certains s’interrogent de temps en temps sur la Négritude. Mais, en vérité, ce n’est pas la Négritude qui fait question aujourd’hui. Ce qui fait question, c’est le racisme ; c’est la recrudescence du racisme dans le monde entier ; ce sont les foyers de racisme qui, ça et là, se rallument. Ce sont, en particulier, les grandes flambées d’Afrique du Sud et de l’apartheid. C’est cela qui fait question. C’est cela qui doit nous préoccuper.
Alors, est-ce bien le moment, pour nous, de baisser la garde et de nous désarmer nous-mêmes ?
En fait, le moment actuel est pour nous fort sévère car, à chacun d’entre nous, une question est posée, et posée personnellement : ou bien se débarrasser du passé comme d’un fardeau encombrant et déplaisant qui ne fait qu’entraver notre évolution, ou bien l’assumer virilement, en faire un point d’appui pour continuer notre marche en avant.
Il faut opter.
Il faut choisir.
C’est ce choix qui fait que ce congrès a un sens, c’est ce choix qui fait que ce congrès prend du sens.
Pour nous, le choix est fait.
Nous sommes de ceux qui refusent d’oublier.
Nous sommes de ceux qui refusent l’amnésie même comme méthode.
Il ne s’agit ni d’intégrisme, ni de fondamentalisme, encore moins de puéril nombrilisme.
Nous sommes tout simplement du parti de la dignité et du parti de la fidélité. Je dirais donc : provignement, oui ; dessouchement, non.
Je vois bien que certains, hantés par le noble idéal de l’universel, répugnent à ce qui peut apparaître, sinon comme une prison ou un ghetto, du moins comme une limitation.
Pour ma part, je n’ai pas cette conception carcérale de l’identité.
L’universel, oui. Mais il y a belle lurette que Hegel nous en a montré le chemin : l’universel, bien sûr, mais non pas par négation, mais comme approfondissement de notre propre singularité.
Maintenir le cap sur l’identité – je vous en donne l’assurance —, ce n’est ni tourner le dos au monde, ni faire sécession au monde, ni bouder l’avenir, ni s’enliser dans une sorte de solipsisme communautaire ou dans le ressentiment.
Notre engagement n’a de sens que s’il s’agit d’un ré-enracinement, certes, mais aussi d’un épanouissement, d’un dépassement et de la conquête d’une nouvelle et plus large fraternité.
Contribution sur la Négritude à l’occasion de la première Conférence des peuples noirs de la diaspora, à Miami, le 26 février 1987.