Léon Blum
S’il s’est dans un premier temps montré favorable aux accords de Munich, Léon Blum s’est ensuite opposé à la voie du pacifisme et a prôné le réarmement de la France. Après la défaite militaire, le 10 juillet 1940, il refuse, comme soixante-dix-neuf autres parlementaires, d’accorder les pleins pouvoirs au maréchal Pétain.
Interné, Blum est jugé par la Cour suprême de justice installée à Riom en juillet 1940, qui doit sanctionner les politiques français considérés, par action ou inaction, comme responsables de la défaite. Il lui est notamment reproché d’avoir désarmé le pays, mais la défense de Blum prouve le contraire. Livré aux Allemands en mars 1943, Léon Blum est déporté à Buchenwald.
Nous présentons ici le discours qu’il prononce au 38e Congrès national de la SFIO, le 1er septembre 1946. Blum y assiste plus comme autorité morale que comme dirigeant, et il sait qu’il part battu. Cela ne l’empêchera pas de prendre la tête de l’éphémère Gouvernement provisoire qui précède la mise en place des institutions de la IV République, de décembre 1946 à janvier 1947.
Ce discours reprend la question fondamentale de l’identité d’une formation politique, du noyau dur de sa doctrine quelle ne peut évacuer sans se renier, et des limites à poser aux politiques opportunistes guidées par l’imitation. Mais il faudra attendre le congrès d’Épinay et François Mitterrand (cf. infra, p. 235) pour que le Parti socialiste retrouve sa personnalité, à côté et finalement au-dessus d’un Parti communiste qui, comme Léon Blum l’avait bien vu, allait structurer la gauche française, quelle se positionne avec lui ou contre lui, pendant encore vingt ans.
vous avez peur des électeurs, peur de l’opinion, peur de l’échec J’ai assisté et participé depuis trente ans à tous nos congrès, sauf une interruption forcée. J’y ai toujours pris la parole. Je ne l’ai jamais fait avec tant de gêne et tant de trouble.
Quelque chose m’échappe dans ce qui se passe. Je ne comprends pas. Je m’épuise en vain depuis des jours et des jours à saisir clairement les causes, et surtout la pro¬portion des causes avec les effets.
[…] J’ai beaucoup entendu dire et j’ai même lu […] que le trouble du Parti, que ses récentes déceptions ont pour origine une déviation, un affaissement de la doctrine.
Je serais pour ma part profondément heureux de penser qu’il existe dans les masses de notre parti un attachement si passionné à la doctrine, un souci si jaloux de sa pureté. Je serais heureux de penser que le vote pour ou contre le rapport moral a été déterminé dans nos sections par des discussions de doctrine sur les rapports de la lutte de classe et de l’action de classe, du matérialisme historique et du matérialisme dialectique. Je serais heureux de le penser, mais j’en doute. Et, à vrai dire, je ne crois pas qu’à aucun moment de notre histoire socialiste la doctrine du parti ait été plus cohérente, plus homogène, moins contestée quelle ne l’est à l’heure présente.
La vérité est que, pendant les quinze années qui ont suivi l’unité de 1905, puis pendant les quinze années qui ont suivi la scission de Tours, il s’est élaboré au sein de notre parti un corps de doctrine commune, combinant la pensée de Marx avec celle de Jaurès – qui était devenue celle du socialisme international comme celle du socialisme français —, qui ne faisait et qui ne fait l’objet d’aucune contestation, d’aucune division sérieuse.
[…] Je crois que je pourrais énoncer ici un certain nombre de principes, d’articles de catéchisme, auxquels aucun de vous ne pourra et ne voudra faire objection.
Nous sommes le Parti socialiste et notre objet est la transformation révolutionnaire de la structure sociale, c’est-à-dire du régime de la production et de la propriété.
Nous travaillons à cette transformation dans l’intérêt de l’unité humaine, de l’individu, aussi bien que dans l’intérêt de la collectivité, parce que nous considérons ces deux intérêts comme entièrement solidaires. C’est cette transformation essentielle de la structure sociale, cette « mutation » (pour emprunter une expression commode au vocabulaire de la biologie transformiste) qui constitue pour nous la révolution. C’est en ce sens que j’ai tant de- fois répété qu’il n’existe pas deux espèces de socialisme, dont l’un serait révolution et l’autre ne le serait pas.
Nous pensons que cette transformation est révolutionnaire, même si elle est acquise par des moyens légaux et, à l’inverse, un soulèvement populaire victorieux qui n’aboutirait pas à la transformation sociale ne serait pas à nos yeux la révolution.
Si nous luttons pour cette transformation, ce n’est pas seulement parce qu’elle est dans le sens d’une loi de l’histoire, parce qu’elle traduit le progrès des forces de production et des rapports sociaux que ces forces déterminent. C’est aussi parce qu’elle est conforme à la justice
— quand nous employons les termes de « classe exploitée » et de « classe exploiteuse », nous introduisons par là même dans notre doctrine une idée de droit —, c’est parce qu’elle mettra un terme à une iniquité séculaire, parce qu’elle mettra fin à la lutte des classes, parce que, selon le mot de Jaurès, elle réconciliera l’humanité avec elle-même, parce qu’elle assurera à l’individu le libre jeu de sa vocation naturelle et le plein développement de sa personne.
Nous croyons que cette transformation ne peut être obtenue que par l’action nationale et internationale des travailleurs groupés en partis de classe pour leur propre libération.
Nous croyons que la mutation révolutionnaire du système social a pour condition la conquête du pouvoir politique par les travailleurs organisés en partis de classe.
La conquête du pouvoir n’est pas une fin en soi, mais la condition préalable et indispensable de la transformation révolutionnaire.[•••]
Est-ce que le différend, la division porte sur la tactique générale du Parti ? Je ne le crois pas davantage.
Vous savez que Marx ne s’est pas borné à affirmer que la conquête du pouvoir politique était la condition indispensable de la transformation sociale. Il a toujours affirmé que l’action de classe du prolétariat impliquait nécessairement l’action politique. Cette conception marxiste n’était plus contestée par personne depuis soixante- quinze ans. […]
Dans un pays qui possède le suffrage universel, l’action politique signifie nécessairement l’action parlementaire et la représentation parlementaire. Et quand un parti politique a suffisamment grandi pour que son groupe parlementaire possède la majorité ou qu’il devienne un élément nécessaire de toute majorité possible, les problèmes de l’action politique deviennent les problèmes du pouvoir. Car nous ne faisons jamais que changer de problème et nous avons eu les problèmes de notre faiblesse comme nous avons aujourd’hui les problèmes de notre force.
Durant de longues années, […] nous avons essayé d’habituer le Parti et le prolétariat français à prendre claire conscience d’une distinction capitale entre la conquête révolutionnaire du pouvoir et l’exercice du pouvoir dans les cadres de la société capitaliste encore existante.
Toutes les difficultés dont le contrecoup se fait sentir aujourd’hui dans le Parti tiennent aux incidences de l’exercice du pouvoir. […]
N’imputez pas ces difficultés, que vous connaissez mais que nous avons toujours connues, à telle ou telle alliance de circonstance. […] Elles tiennent à une conséquence inéluctable de l’exercice du pouvoir. Elles tiennent au fait que le Parti socialiste, par une conséquence de son action politique, peut devenir, en tout ou en partie, le représentant, le gérant de cette même société capitaliste qu’il condamne, qu’il veut détruire et qu’il veut remplacer.
Laissez-moi vous dire, avec toute la discrétion convenable, que ce problème se pose dans des conditions beaucoup plus difficiles pour nous que pour le Parti communiste.
Les communistes trouvent dans l’exercice du pouvoir, quels qu’en soient les embarras, des contreparties naturelles. D’une part, leur présence au pouvoir sert les intérêts de la Russie soviétique. D’autre part, ils pratiquent à l’intérieur du système capitaliste, en usant et abusant du pouvoir qu’ils y détiennent, un travail de destruction méthodique de ce système.
Je ne leur en fais pas un reproche, en ce sens que cette tactique, qualifiée de tactique du « cheval de Troie », est l’application naturelle de leur conception révolutionnaire générale. Mais, pour notre part, nous n’avons jamais admis que nous dussions nous introduire dans le réduit central du pouvoir, pour y placer plus sûrement nos sachets de dynamite. Quand nous exerçons ou partageons le pouvoir, dans le cadre de la société capitaliste, nous le faisons de bonne foi. Nous le faisons dans l’intérêt de la classe ouvrière, mais aussi dans l’intérêt général de la nation. Nous sommes des gérants honnêtes, loyaux. Nous n’essayons pas, assurément, de radouber, de renflouer un régime social que nous condamnons et que nous savons condamné. Nous essayons, au contraire, d’orienter son évolution, de façon à aménager entre lui et le régime socialiste les transitions les plus sûres et les plus promptes. Mais, en même temps, nous nous efforçons de servir le bien public, de faire ressortir toutes les communautés d’intérêt profondes qui lient la classe ouvrière et l’ensemble de la nation. […]
Mais c’est de là que naissent cependant toutes nos difficultés, car nous sommes ainsi conduits à prendre apparemment à notre charge toutes les contradictions intrinsèques et irréductibles du régime capitaliste. […] Nous avons à résoudre toutes les contrariétés d’intérêt superficielles, mais constantes en régime capitaliste, entre l’État et la classe ouvrière, entre les diverses catégories de travailleurs et de producteurs, entre les producteurs et les consommateurs. Nous provoquons ainsi des mécontentements et des déceptions inévitables et, si je comprends bien, ce sont ces mécontentements et ces déceptions accumulés qui se font sentir dans notre congrès.[•••]
Tout ce que nous pouvons et devons faire, c’est de procurer à la masse des travailleurs des contreparties et des compensations suffisantes en balance de ces inconvénients inévitables. Tout le problème de l’exercice du pou¬voir se réduit à cela. [•••] Mais nous n’échapperons pas au problème. Nous n’y échapperions qu’en renonçant totalement à l’action politique, ce qui est hors de question. Nous n’y échapperons qu’au lendemain de la victoire complète du socialisme, pour nous trouver alors devant d’autres problèmes.[•••]
Le trouble du Parti, ce malaise dont l’analyse ne découvre pas les causes, ou qui est hors de toutes proportions raisonnables avec ses causes, je crains qu’il ne soit d’essence panique, qu’il ne traduise les formes complexes — excusez le mot — de la peur.
Je crois que, dans son ensemble, le Parti a peur. Il a peur des communistes. Il a peur du qu’en-dira-t-on communiste. C’est avec anxiété que vous vous demandez à tout instant : « Mais que feront les communistes ? Et si les communistes ne votaient pas comme nous ?… » La polémique communiste, le dénigrement communiste, agissent sur vous, vous gagnent à votre insu et vous désagrègent.
Vous avez peur des électeurs, peur des camarades qui vous désigneront ou ne vous désigneront pas comme candidats, peur de l’opinion, peur de l’échec. Et s’il y a eu altération de la doctrine, déviation, affaissement, ils sont là, ils sont dans la façon timorée, hésitante dont notre doctrine a été présentée dans les programmes électoraux, dans la propagande électorale.
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Vous invoquez la nécessité du renouveau. Mais, plus que de tout le reste, vous avez peur de la nouveauté, vous avez la nostalgie de tout ce qui peut vous rapprocher de ce parti tel que vous l’avez autrefois connu et pratiqué. […]
Vous avez peur de la nouveauté. Vous n en voulez pas dans la confection des listes, dans le choix des candidats. Vous n’en voulez pas quand elle se présente comme un apport de forces fraîches que vous avez accueillies au lendemain de la Libération avec réticence, avec méfiance. Vous avez cette même nostalgie du passé, cette méfiance, et presque ce dédain, vis-à-vis des femmes et des jeunes. Vous ne faites pas place aux femmes sur les listes électorales. Vous ne considérez les jeunes que comme des recrues. Vous avez peur de la nouveauté jusque dans les alliances politiques.
Du moment où il n’est pas possible au Parti d’exercer seul le pouvoir, du moment où le pouvoir ne peut être détenu que par une coalition de partis, vous êtes obligés d’admettre le principe de cette coalition, mais beaucoup d’entre vous sont incapables d’imaginer une autre combinaison que celles qu’ils connaissent par expérience, dont ils ont la vieille habitude, comme les combinaisons du type Cartel ou Front populaire ; et la nostalgie vous ramène à ce passé, bien qu’il ne réponde plus à rien et que tout se soit renouvelé autour de vous, bien que vous-mêmes ayez senti impérieusement le besoin de ce renouvellement, de ce rajeunissement intérieur, non de notre doctrine, je le répète encore, mais de nos méthodes, de notre langage, de notre comportement. […]
Je vous remercie d’avoir écouté avec bienveillance ces vérités un peu amères et un peu sévères, mais vous le voyez, si mal il y a, le mal est en vous, le mal c’est le manque d’ardeur, le manque de courage, le manque de foi.
Le mal est fait. Un discrédit a été jeté par le Parti à une heure importante et difficile. On l’exploite, on l’exploitera sans merci autour de nous, mais de cela nous n’avons pas le droit de nous plaindre. […] Tout cela est sans remède.
Verrons-nous en retour, comme certains de vous l’espèrent, un choc, une commotion psychologique, un sursaut rendant à notre parti quelque chose de cette foi, de ce courage, de cet esprit d’abnégation qui lui manquent ? Ce serait la seule contrepartie, la seule consolation possibles, et je tâche de l’espérer avec eux. Ce que je sais, quant à moi, c’est que pour le socialisme aucune blessure ne peut être mortelle, qu’il sortira de cette crise comme de tant d’autres, et qu’une fois de plus, il fera surgir des profondeurs de la nation les forces et les hommes nécessaires à sa victoire.
Pas plus que le pays, notre parti n’a encore complètement éliminé les séquelles de la guerre et de l’occupation… Notre époque n’est pas encore celle de la réflexion individuelle, des décisions librement délibérées, des dévouements et des sacrifices volontairement consentis. Il lui faut des mots d’ordre plutôt que des convictions. Les dévouements mêmes veulent être imposés. Il semble que l’individu cherche à se délivrer de sa liberté personelle comme d’un poids trop lourd. Ce sont des vestiges totalitaires, et le trouble de notre parti marque la contagion de ce trouble général. Mais l’imprégnation cessera et l’on verra revenir les temps qui sont les nôtres, ceux de la démocratie et du socialisme, ceux de la raison et de la justice.
Vidéo : Leon Blum
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