Président François Mitterrand
Introduction:
En 1974, à la mort de Georges Pompidou, François Mitterrand, candidat unique de la gauche, perd de peu l’élection présidentielle contre Valéry Giscard d’Estaing. Le Parti socialiste réorganisé continue à gagner des points contre le Parti communiste, ce qui entraîne, en partie au moins, la rupture de l’Union de la gauche en 1977 et l’échec relatif de la gauche aux législatives de 1978.
Le 10 mai 1981, Mitterrand est élu président de cette V République dont il avait tant critiqué les institutions sous le général de Gaulle, des institutions dans lesquelles il se coulera sans problème aucun.
Premier président de gauche depuis les débuts de la Ve République, ayant à ses côtés un gouvernement qui compte des ministres communistes, il se doit alors de poser un regard différent sur les relations internationales.
On sait combien la gauche française s’est montrée sensible au romantisme des révoltes sud-américaines, de la défense de la révolution cubaine à la lutte de Salvador Allende au Chili. Le conseiller aux affaires latino-américaines de l’Élysée n’est autre d’ailleurs que l’ancien guérillero Régis Debray. C’est donc en Amérique du Sud, au Mexique, aux portes des États-Unis, que le président français prononce un
discours appelant à un nouveau dialogue entre pays du Nord et pays du Sud.
Il est vrai que le Mexique, démocratie stable ayant des ressources, est certainement moins en pointe que d’autres pays américains de l’époque dans la lutte anti-impérialiste dirigée contre leur puissant voisin. Et ce d’autant moins que les États-Unis sont aussi pour les Mexicains une terre d’émigration.
Mais François Mitterrand tente de fixer ici la voie d’une politique extérieure clairement axée en direction de la solidarité avec le tiers monde. Un choix initial qui devra par la suite s’accommoder d’un réalisme politique dans lequel Mitterrand était passé maître.
discours de cancun:
Aux fils de la Révolution mexicaine, j’apporte le salut fraternel des fils de la Révolution française !
Je le fais avec émotion et respect. Je suis conscient de l’honneur qui a été consenti, à travers ma personne, à la France nouvelle : l’honneur de pouvoir m’adresser au peuple du Mexique du haut d’une tribune entre toutes symbolique.
Ce privilège exceptionnel consacre une amitié exceptionnelle. Notre sympathie mutuelle ne date pas d’hier et ne s’évanouira pas demain, car elle fait corps avec l’histoire de nos deux républiques. Mais c’est maintenant que nous pouvons, que nous devons parler à cœur ouvert, comme on le fait entre vieux compagnons.
Jadis, alors que les défenseurs de Puebla étaient assiégés par les troupes de Napoléon III, un petit journal mexicain, imprimé sur deux colonnes, l’une en français, l’autre en espagnol, s’adressant à nos soldats, écrivait :
« Qui êtes-vous ? Les soldats d’un tyran. La meilleure France est avec nous. Vous avez Napoléon, nous avons Victor Hugo. » Aujourd’hui, la France de Victor Hugo répond à l’appel du Mexique de Benito Juarez et elle vous dit : « Oui, Français et Mexicains sont et seront au coude-à-coude pour défendre le droit des peuples. »
Nos deux pays ont des buts communs, parce qu’ils ont des sources communes. Ce monument parle lui-même. Il montre sur quelles pierres d’angle repose la grandeur du Mexique moderne. Chacune porte un nom. La démocratie : Madero. La légalité : Carranza. Le rassemblement : Calles. L’indépendance économique : Cardenas. Par chance, les constructeurs du monument de la Révolution n’ont pas oublié de faire une place à Pancho Villa et, pour ma part, permettez-moi de vous le dire, je n’oublierai pas non plus Emiliano Zapata, le signataire du Plan d’Ayala, le rédempteur des paysans dépossédés.
Ces héros qui ont façonné votre histoire n’appartiennent qu’à vous. Mais les principes qu’ils incarnent appartiennent à tous. Ce sont aussi les nôtres. C’est pourquoi je me sens ici, au Mexique, en terre familière. Les grands souvenirs des peuples leur font de grandes espérances.
Ni le Mexique, ni la France ne peuvent se détourner des sources vives de leur passé révolutionnaire sans se renier et, à terme, sans se scléroser. Adultes, maîtres d’eux-mêmes, en pleine ascension, nos deux pays n’ont pas seulement pour mission de faire entrer des principes dans la vie, chez eux, mais de les faire connaître partout où ils sont bafoués.
« Le Mexique, pour la première fois, disait, il y a peu, le président Lopez Portillo, a le sentiment qu’il peut apporter quelque chose au monde. Je crois que le monde a le sentiment qu’il peut recevoir quelque chose du Mexique. »
Chacun admet que votre pays se distingue, dans le contexte qui est le sien, par deux traits remarquables : la stabilité politique et l’élan économique. Si l’on y regarde de près, ces deux mérites qui vous honorent sont porteurs de messages qui intéressent le monde entier et, en particulier, je crois, le continent américain.
Le premier message est simple mais, apparemment, il n’est pas encore entendu partout. Il dit ceci : il n’y a et ne peut y avoir de stabilité politique sans justice sociale. Et quand les inégalités, les injustices ou les retards d’une société dépassent la mesure, il n’y a pas d’ordre établi, pour répressif qu’il soit, qui puisse résister au soulèvement de la vie.
L’antagonisme Est-Ouest ne saurait expliquer la lutte pour l’émancipation des « damnés de la terre », pas plus qu’il n’aide à les résoudre. Zapata et les siens n’ont pas attendu que Lénine soit au pouvoir à Moscou pour prendre d’eux-mêmes les armes contre l’insoutenable dictature de Porfirio Di’az.
Le second message du Mexique, à valeur universelle, je l’énoncerai volontiers ainsi : il n’y a pas de développe¬ment économique véritable sans la préservation d’une identité nationale, d’une culture originale. Le Mexique a fondu dans son creuset trois cultures et leur synthèse a donné à votre pays la capacité de rester lui-même.
C’est une lourde responsabilité que d’être placé par le destin à la frontière du plus puissant pays du monde, juste à la charnière du Nord et du Sud. Bastion avancé des cultures d’expression latine, le Mexique a pu devenir le lieu naturel du dialogue entre le Nord et le Sud comme l’attestera demain la conférence de Cancün. Parce que le Mexique, réfractaire aux dominations de toute nature, a su puiser en lui-même sa volonté d’autonomie.
La vraie richesse du Mexique, ce n’est pas son pétrole, c’est sa dignité. Je veux dire : sa culture. La richesse de votre pays, ce sont ses hommes et ses femmes, ses architectes, ses peintres, ses écrivains, ses techniciens, ses chercheurs, ses étudiants, ses travailleurs manuels et intellectuels. Que valent les ressources naturelles sans les ressources humaines ? Le Mexique créateur compte autant, sinon plus à nos yeux, que le Mexique producteur. C’est le premier qui met en valeur le second.
Après tout, on connaît bien des produits nationaux bruts supérieurs aux vôtres, mais s’il est un jour possible de calculer la création nationale brute par tête d’habitant, on verra alors le Mexique apparaître au premier rang. Là est votre force. Pour ne rien vous cacher, c’est peut-être aussi la nôtre. Voilà ce qui doit faire passer nos deux pays de l’entente à la coopération.
Mais nos héritages spirituels, plus vivants que jamais, nous font obligation d’agir dans le monde avec un esprit de responsabilité. Chaque nation est, en un sens, son propre monde : il n’y a pas de grands ou de petits pays, mais des pays également souverains, et chacun mérite un égal respect.
Appliquons à tous la même règle, le même droit : non-ingérence, libre détermination des peuples, solution pacifique des conflits, nouvel ordre international. De ces maîtres mots qui nous sont communs, la France et le Mexique ont récemment tiré la conséquence logique. Je veux parler du Salvador.
Il existe dans notre Code pénal un délit grave, celui de non-assistance à personne en danger. Lorsqu’on est témoin d’une agression dans la rue, on ne peut pas impunément laisser le plus faible seul face au plus fort, tourner le dos et suivre son chemin. En droit international, la non-assistance aux peuples en danger n’est pas encore un délit. Mais c’est une faute morale et politique qui a déjà coûté trop de morts et trop de douleurs à trop de peuples abandonnés, où qu’ils se trouvent sur la carte, pour que nous acceptions, à notre tour, de la commettre.
Les peuples de la région, à défaut des gouvernements, ne se sont pas trompés sur le sens à donner à la déclaration franco-mexicaine sur le Salvador. Le respect des principes dérange le plus souvent les routines diplomatiques. Mais l’histoire qui passe donnera raison au droit qui reste.
La France comme le Mexique a dit non au désespoir qui pousse à la violence ceux qu’on prive de tout autre moyen de se faire entendre. Elle dit non à l’attitude qui consiste à fouler aux pieds les libertés publiques pour décréter ensuite hors la loi ceux qui prennent les armes pour défendre les libertés.
À tous les combattants de la liberté, la France lance son message d’espoir. Elle adresse son salut aux femmes, aux hommes, aux enfants mêmes, oui, à ces « enfants héros » semblables à ceux qui, dans cette ville, sauvèrent jadis l’honneur de votre patrie et qui tombent en ce moment même de par le monde, pour un noble idéal.
Salut aux humiliés, aux émigrés, aux exilés sur leur propre terre qui veulent vivre et vivre libres.
Salut à celles et à ceux qu’on bâillonne, qu’on persécute ou qu’on torture, qui veulent vivre et vivre libres.
Salut aux séquestrés, aux disparus et aux assassinés qui voulaient seulement vivre et vivre libres.
Salut aux prêtres brutalisés, aux syndicalistes emprisonnés, aux chômeurs qui vendent leur sang pour survivre, aux Indiens pourchassés dans leur forêt, aux travailleurs sans droit, aux paysans sans terre, aux résistants sans arme qui veulent vivre et vivre libres.
À tous, la France dit : Courage, la liberté vaincra. Et si elle le dit depuis la capitale du Mexique, c’est qu’ici ces mots possèdent tout leur sens.
Quand la championne des droits du citoyen donne la main au champion du droit des peuples, qui peut penser que ce geste n’est pas aussi un geste d’amitié à l’égard de tous les autres peuples du monde, et en particulier du monde américain ? Et si j’en appelle à la liberté pour les peuples qui souffrent de l’espérer encore, je refuse tout autant ses sinistres contrefaçons, il n’est de liberté que par l’avènement de la démocratie.
Notre siècle a mis l’Amérique latine au premier plan de la scène mondiale. La géographie et l’histoire ont mis le Mexique au premier rang de l’Amérique latine. S’il n’est pas de chef de file, il est des précurseurs.
Personne ne peut oublier que la première révolution sociale de ce siècle et la première réforme agraire de l’Amérique ont eu lieu ici. Personne ne peut oublier que le premier pays en Occident à avoir récupéré le pétrole pour la nation est celui du général Lâzaro Cârdenas, celui-là même qui vint au secours de la République espagnole écrasée par les bombes du franquisme. Personne ne peut oublier que c’est du Mexique que furent lancées les premières bases juridiques du nouvel ordre économique international, que c’est encore à vous et à votre président Lopez Portillo que les Nations unies doivent la grande idée annonciatrice d’un plan mondial de l’énergie.
Voilà pourquoi, quand un Français socialiste s’adresse aux patriotes mexicains, il se sent fort d’une longue histoire au service de la liberté.
Vive l’Amérique latine, fraternelle et souveraine.
Vive le Mexique.
Vive la France.
Vidéo : Président François Mitterrand
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Président François Mitterrand
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