Charles DeGaulle
Introduction:
Quelques mois après son discours de Bayeux, Charles de Gaulle revient, à Épinal, sur la question des institutions qu’il faudrait à la France de la reconstruction. Si ces discours sont importants, c’est parce qu’ils dessinent, plus de dix ans avant quelles ne se mettent en place, les lignes de force de la Constitution de 1958.
À Épinal, de Gaulle revient sur le rôle structurant de l’État, et rappelle, plus qu’à Bayeux, comment il a invité le peuple français à participer à la mise en place des nouvelles institutions. Il se présente, dans la continuité de la Résistance mais plus largement encore, comme le restaurateur tout ensemble de la nation et de la République, dans une large perspective d’union.
Les règles, nous les connaissons. Pas de confusion des pouvoirs, typique d’un régime dit « d’assemblée » qui n’est, pour l’homme du 18 juin, que le régime des partis : une séparation, donc, des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire
— mais pas une séparation stricte, comme aux Etats-Unis, qui ferait basculer la France dans un régime de type « présidentiel », une séparation stricte qui, en France, n’a jamais fonctionné. Ce qu’il souhaite, c’est un régime de collaboration des pouvoirs exécutif et législatif sous l’arbitrage non du seul président, comme on l’écrit souvent, mais sous l’arbitrage conjugué du chef de l’État et d’un peuple devant lequel ce dernier est toujours responsable politiquement.
Enfin, plus encore qu’à Bayeux, de Gaulle revient sur lu nécessité, en face des nouvelles crises qui s’annoncent et, déjà, de la crispation Est-Ouest, de bénéficier d’un régime capable de réagir rapidement sans s’enfermer dans d’interminables querelles politiciennes.
Discours de charles de gaulle:
SI LA RÉPUBLIQUE EST SAUVÉE, IL RESTE A LA REBÂTIR:
Après les événements terribles que nous venons de traverser, nous comprenons mieux que jamais quelle importance capitale revêt pour notre pays, comme pour le destin de chacun de nous et de chacun de nos enfants, la manière dont s’organise et s’exerce la direction de la nation. Nous mesurons nettement les conséquences que ne peut manquer d’avoir sur notre liberté, notre labeur, nos ressources, notre puissance, notre vie même, la capacité de l’État. Bref, nous savons ce que signifie et jusqu’où se répercute la valeur ou l’infirmité des institutions. [‘…]
La République a été sauvée en même temps que la patrie. Tout au long de la guerre, tandis que nous luttions durement – l’histoire dira au milieu de quelles intrigues et de quelles difficultés ! — pour réveiller, rassembler, mettre en œuvre les forces rompues de la France et de l’empire, nous avons pris comme principe politique qu’il n’appartenait qu’au peuple français de décider de ses institutions, et qu’une fois réalisée la libération du pays et remportée la victoire, nous lui rendrions la disposition pleine et entière de lui-même. Le jour même où nous commencions notre mission pour le service de la rance, nous avons assumé et proclamé cet engagement.
il y avait là, d’abord, de notre part, l’effet d’une conviction aussi ferme que raisonnée. En outre, dans un conflit qui, pour la France, était idéologiquement l’opposition entre le totalitarisme et la liberté, c’eût été se renier, c’est- à-dire se détruire soi-même, que de tricher avec son idéal. Enfin, en luttant pour tous les droits de la nation, ses droits intérieurs aussi bien que ses droits extérieurs, nous donnions à notre action et à notre autorité le caractère de la légitimité, nous sauvegardions pour tous les Français le terrain sur lequel ils pourraient retrouver leur unité nationale et nous nous mettions en mesure de dresser contre tous les essais d’empiétements de l’étranger
une intransigeance justifiée.
L’engagement que nous avions pris, nous l’avons pure¬ment et simplement tenu. Dès que cela fut possible, nous avons appelé à voter tous les Français et toutes les Françaises, afin d’élire d’abord les Conseils municipaux provisoires, puis les Conseils généraux, enfin une Assemblée nationale à laquelle nous avons remis immédiatement et sans réserve, comme nous l’avions toujours promis, les pouvoirs que nous exercions depuis plus de cinq lourdes années.
Entre-temps, nous avons gouverné, en appelant à nos côtés des hommes de toutes origines. Nous l’avons fait, certes, avec autorité, parce que rien ne marche autrement, et nous avons sans rémission, mais non sans peine, brisé ou dissous à mesure toutes les tentatives intérieures ou extérieures d’établir quelque pouvoir que ce fut en dehors de celui du gouvernement de la République. Peu à peu, la nation avait bien voulu nous entendre et nous suivre. Ainsi furent sauvés la maison et même quelques meubles. Ainsi le pays put-il recouvrer le trésor intact de sa souveraineté vis-à-vis de lui-même et vis-à-vis des autres.
C’est pourquoi – soit dit en passant — nous accueillons avec un mépris de fer les dérisoires imputations d’ambitions dictatoriales, que certains, aujourd’hui, prodiguent à notre égard et qui sont exactement les mêmes que celles dont, depuis le 18 juin 1940, nous fûmes comblé, sans en être accablé, par l’ennemi et ses complices, par la tourbe des intrigants mal satisfaits, enfin par certains étrangers qui visaient à travers notre personne l’indépendance de la France et l’intégrité de ses droits.
Mais, si la République est sauvée, il reste à la rebâtir. À cet égard, nous avons toujours fait nettement connaître à la nation quelle était la conception du salut après les terribles leçons que nous venons d’essuyer et devant les durs obstacles que nous avons à franchir. Nous l’avons fait, convaincu que cette conception répondait au senti¬ment profond du peuple, même si l’embrigadement dans les partis devait en contrarier l’expression. Nous répétons aujourd’hui ce que nous n’avons cessé de dire sous beaucoup de formes et en beaucoup d’occasions.
Il nous paraît nécessaire que l’état démocratique soit l’état démocratique, c’est-à-dire que chacun des trois pouvoirs publics : exécutif, législatif, judiciaire, soit un pouvoir mais un seul pouvoir, que sa tâche se trouve limitée et séparée de celle des autres et qu’il en soit seul, mais pleinement, responsable. Cela afin d’empêcher qu’il règne dans les pouvoirs de l’État cette confusion qui les dégrade et les paralyse ; cela aussi afin de faire en sorte que l’équilibre établi entre eux ne permette à aucun d’en écraser aucun autre, ce qui conduirait à l’anarchie d’abord et, ensuite, à la tyrannie, soit d’un homme, soit d’un groupe d’hommes, soit d’un parti, soit d’un groupement de partis.
Il nous paraît nécessaire que le chef de l’État en soit un, c’est-à-dire qu’il soit élu et choisi pour représenter réellement la France et l’Union française, qu’il lui appartienne, dans notre pays si divisé, si affaibli et si menacé, d’assurer au-dessus des partis le fonctionnement régulier des institutions et de faire valoir, au milieu des contingences politiques, les intérêts permanents de la nation. Pour que le président de la République puisse remplir de tels devoirs, il faut qu’il ait l’attribution d’investir les gouvernements successifs, d’en présider les Conseils et d’en signer les décrets, qu’il ait la possibilité de dissoudre l’Assemblée élue au suffrage direct au cas où nulle majorité cohérente ne permettrait à celle-ci de jouer normalement son rôle législatif ou de soutenir aucun gouvernement, enfin qu’il ait la charge d’être, quoi qu’il arrive, le garant de l’indépendance nationale, de l’intégrité du territoire et des traités signés par la France.
Il nous paraît nécessaire que le gouvernement de la France en soit un, c’est-à-dire une équipe d’hommes unis par des idées et des convictions semblables, rassemblés pour l’action commune autour d’un chef et sous sa direction, collectivement responsables de leurs actes devant l’Assemblée nationale, mais réellement et obligatoire¬ment solidaires dans tous leurs actes, dans tous leurs mérites et dans toutes leurs erreurs, faute de quoi il peut y avoir une figuration exécutive mais non pas de gouvernement.
Il nous paraît nécessaire que le Parlement en soit un, c’est-à-dire qu’il fasse les lois et contrôle le gouvernement sans gouverner lui-même, ni directement, ni par personnes interposées. Ceci est un point essentiel et qui implique, évidemment, que le pouvoir exécutif ne pro¬cède pas du législatif, même par une voie détournée qui serait inévitablement celle des empiétements et des marchandages. Le Parlement doit comporter deux Chambres : l’une prépondérante, l’Assemblée nationale, élue au suffrage direct ; la seconde, le Conseil de la République, élue par les Conseils généraux et municipaux, complétant la première, notamment en faisant valoir, dans la confection des lois, les points de vue financier, administratif et local qu’une Assemblée purement politique a fatalement tendance à négliger.
Il nous paraît nécessaire que la justice soit la justice, c’est-à-dire indépendante de toutes influences extérieures, en particulier des influences politiques. Si donc, comme il est raisonnable, la justice s’administre en un Conseil de la magistrature, encore serait-il indispensable que ce Conseil demeurât fermé aux interventions des partis.
Il nous paraît nécessaire que l’Union française soit une union et soit française, c’est-à-dire que les peuples d’outre-mer qui sont liés à notre destin aient la faculté de se développer suivant leur caractère propre et accèdent à la gestion de leurs affaires particulières à mesure de leurs progrès, qu’ils soient associés à la France pour la délibération de leurs intérêts et que la France main¬tienne sa prééminence pour ce qui est commun à tous : politique étrangère, défense nationale, communications, affaires économiques d’ensemble. Ces conditions impliquent, d’une part, des institutions locales propres à chacun des territoires et, d’autre part, des institutions communes : Conseil des États, Assemblée de l’Union française, président de l’Union française, ministres chargés des affaires communes à tous.
Depuis que le travail constituant a commencé de s’accomplir, la grande voix du peuple a pu se faire entendre directement à deux reprises et chaque fois dans le sens de ce qu’il faut réaliser. Voici que, de nouveau, les constituants viennent de terminer leur travail. Il convient maintenant d’en juger.
Quant à nous, nous déclarons que malgré quelques progrès réalisés par rapport au précédent, le projet de Constitution qui a été adopté la nuit dernière par l’Assemblée nationale ne nous paraît pas satisfaisant. Nous-même, d’ailleurs, serions surpris qu’en fussent aucunement satisfaits beaucoup de ceux qui l’ont voté pour des raisons bien éloignées, sans doute, du problème constitutionnel lui-même. Car c’est une des caractéristiques étranges de la vie politique d’aujourd’hui que les questions s’y traitent, non dans leur fond et telles qu’elles se posent, mais sous l’angle de ce qu’il est convenu d’appeler la « tactique » et qui conduit parfois, semble- t-il, à abandonner les positions qu’on avait juré de défendre. Mais nous, qui ne pratiquons point un art aussi obscur et qui pensons, au contraire, que pour la France rien n’est plus important que de restaurer au plus tôt l’efficience et l’autorité de l’État républicain, nous estimons que le résultat acquis ne peut être approuvé parce qu’il ne répond pas aux conditions nécessaires.
Car enfin, alors qu’il apparaît à tous à quel point l’État est enrayé, à la fois par l’omnipotence et par la division des partis, est-il bon de faire en sorte que ces partis disposent en fait, directement, à leur gré et sans contrepoids, de tous les pouvoirs de la République ?
Alors que tout le monde constate les fâcheux effets qu’entraînent la dépendance des ministres par rapport aux divers partis et le défaut de leur solidarité, est-il bon de faire en sorte que ce système devienne définitif? Or que sera l’indépendance du gouvernement si c’est de l’investiture de son chef par les partis que procède l’exécutif avant même d’être constitué ? Que sera sa solidarité si chaque ministre est responsable séparément et pour son compte devant l’Assemblée nationale ?
Alors que tout révèle la gravité de la situation financière du pays, est-il bon d’attribuer à l’Assemblée nationale l’initiative des dépenses, de refuser au Conseil de la République la possibilité de s’y opposer et de faire élire I celui-ci de telle manière qu’il ne fasse que refléter l’autre Assemblée ?
Alors que n’échappe à personne l’importance que revêt, pour chaque citoyen, l’indépendance de la justice, est-il bon de remettre l’administration de celle-ci à un Conseil dont la moitié serait élue par les partis ?
Alors que les événements soulèvent dans les territoires d’outremer tant de courants impétueux et attirent sur eux les intrigues et les désirs des étrangers, est-il bon que les institutions de l’Union française soient accrochées à des organes sans force ?
Alors que nos institutions doivent avoir pour base le libre choix des citoyens, est-il bon que ceux-ci ne soient pas consultés sur la manière générale dont ils voudraient élire leurs mandataires et que, pour l’avenir, on dépouille le peuple du droit qu’il s’était réservé de décider lui- I même par référendum en matière constitutionnelle ?
Franchement non ! Un pareil compromis ne nous paraît pas être un cadre qui soit digne de la République. Après d’affreuses blessures physiques et morales, la mort ou l’épuisement des meilleurs, l’engloutissement de la moitié de notre fortune nationale, la ruine de notre budget, les détestables divisions jetées, comme toujours, dans l’esprit public par les malheurs de la nation, la France peut et doit trouver son nouvel équilibre politique, économique, moral et social, mais il lui faut, pour y parvenir, un État équilibré. Dans ce monde dur et dangereux, où le groupement ambitieux des Slaves, réalisé bon gré mal gré sous l’égide d’un pouvoir sans bornes, se dresse automatiquement en face de la jeune Amérique toute débordante de ressources et qui vient de découvrir à son tour les perspectives de la puissance guerrière, alors que l’Occident de l’Europe est, pour un temps, ruiné et déchiré, la France et l’Union française n’ont de chances de sauvegarder leur indépendance, leur sécurité et leurs droits que si l’État est capable de porter, dans un sens déterminé, une responsabilité pesante et continue. Nous ne résoudrons les vastes problèmes du présent et de l’avenir : conditions de la vie des personnes et des familles et, d’abord, des moins avantagées ; activité économique du pays ; restauration financière ; réformes sociales et familiales ; organisation de l’Union française ; défense nationale ; refonte de l’administration ; position et action de la France dans le monde, que sous la conduite
d’un État juste et fort.
Ces convictions-là sont les nôtres. Elles n’ont pas de parti. Elles ne sont ni de gauche, ni de droite. Elles n’ont qu’un seul objet, qui est d’être utile au pays. Ils le savent bien et elles le savent bien tous les hommes et toutes les femmes de chez nous, dont nous avons eu souvent l’honneur et le réconfort de toucher le cœur et d’atteindre l’esprit en leur demandant de se joindre à nous pour servir la France. Cette fois encore, nous sommes certain que la clarté et la fermeté, qui sont toujours les habiletés suprêmes, l’emporteront en définitive, et qu’ainsi naîtront pour la France les institutions républicaines de son salut et de son renouveau.
Vive la République ! Vive la France !
Vidéo : Charles DeGaulle
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Charles DeGaulle
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